Mes yeux de toute petite fille regardaient avec admiration les mains de mon géant de père.
Elles étaient larges mais fines, douces et soignées, de leur paume on eût dit qu’elles étaient les pattes d’un tigre dont le seul aspect aussi impressionnant de force qu’hypnotisant de grâce, suffisait à inspirer le respect. Quant à ses longs doigts habiles de dessinateur, ils faisaient figure de rejets tentant en vain de s’échapper de cette monumentale base : le tronc mère.
Glisser ma petite main dans la sienne me donnait la sensation, je pense, du chaton lové contre les flancs de son père : j’avais alors l’audace de me sentir toute puissante puisqu’infiniment protégée. Je pouvais me laisser voir, moi qui habituellement me faisais aussi discrète que possible. Je redressais alors mon torse, alignais mes pas sur ceux de mon père ce qui me donnait une démarche bizarre entre celle d’un marcheur aux jeux olympiques et celle d’un cabri sautillant de temps à autre pour rattraper mon retard. Qu’importe, j’étais fière de nous, et je regardais le monde droit dans les yeux.
Les jours de fêtes, à la fin du repas, mon père, détendu et souriant, l’œil malicieux et les sourcils levés, nous faisait son numéro : une main posée sur la table, doigts écartés, et l’autre, avec laquelle il saisissait le couteau à fromages. La tension était palpable lorsqu’il frappait de la pointe du couteau, le plus vite possible, chaque interstice laissé entre deux doigts. Je n’étais plus à la maison, j’étais au cirque. Partagée entre l’empathie pour l’assistante représentée par la main gauche et les encouragements à réussir que je me devais d’adresser à la main droite, je rentrais ma tête dans mes épaules, les mains devant mes yeux regardant à travers mes doigts légèrement écartés. Monsieur Loyal annonce : « Et voici, sous vos yeux ébahis, le numéro le plus dangereux du monde ! ». Ce ne sont plus des mains que je vois entrer en piste, mais un opossum en état de thanatose, tâté par la langue fourchue d’un varan avant d’être attaqué par ses crocs. Si une seule infime partie de l’opossum est touché, alors il mourra, pour de vrai cette fois, dans d’horribles souffrances infligées par la salive infectée du prédateur. Je surveille attentivement la scène, au cas où et mes doigts s’écartent pour mieux voir. Aussi véloce qu’une souris australienne prise en flagrant délit de dévorer la récolte, la main d’où jaillissent la langue et les crocs est si rapide que je n’arrive pas à suivre son mouvement parfaitement maîtrisé. Ce n’est pas une main que je vois, c’est la horde des souris qui s’égaille en tous sens. Le numéro est terminé, je reprends mon souffle. Je peux enfin retirer mes petites mains de devant mon visage et adresser un grand sourire à mon père qui dit « je savais bien que tu réussirais ! ». L’opossum sort de sa léthargie et, triomphant, fait une révérence avant de quitter la scène. Ses mains sont redevenues des mains. Mon père lève alors son grand corps en chantonnant, et commence à débarrasser la table comme si de rien n’était. Mais j’entends bien que sa chanson est celle du père victorieux d’avoir encore, pour quelques temps, le pouvoir d’impressionner sa fille.
Les jours plus sombres, bien que prévenue, je n’ai jamais pu anticiper l’attaque douloureuse des redoutables coups de patte atteignant mon fessier. C’est alors à l’ours en colère et à son énorme paluche que mon père me faisait penser. Ses doigts marquaient pour quelques jours mon postérieur pendant lesquels je restais alors debout, ne pouvant plus m’asseoir. Je ne sais pas si l’animal regrettait, après coup, sa force… Il me semble que, me voyant debout, il évitait tout de même mon regard, comme j’évitais le sien, n’étant, ni l’un ni l’autre, satisfaits de la tournure qu’avait pris l’affaire quelques heures auparavant. Dans ces moments-là, peut-être paraissait-il un peu plus petit que d’habitude ou plus voûté. Ses armes de poing, ses simples mains, devenaient malhabiles et molles comme si leur point faible avait soudain été révélé et qu’elles en avaient un peu honte.
Voici ce qu’étaient les mains de mon père. J’y pense lorsque ma fille, oui oui, la même qui déteste les bisous et les câlins, vient glisser naturellement sa petite main sauvageonne dans la mienne. Je la rends alors aussi douce et rassurante que l’était celle de mon père dans ces moments de tendre complicité.
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